L’économie ne se résume pas, comme l’ont souligné Karl Polanyi et Fernand Braudel, à une économie de marché : il y a aussi une économie publique et une économie propre à la société civile. En cette période de crise, où l’efficacité du marché et de l’État sont remis en cause, fleurissent de nombreuses initiatives solidaires.
On peut définir ces dernières comme des projets collectifs menés par la société civile en vue de démocratiser l’économie ; on pense ici aux monnaies sociales, aux systèmes d’échanges locaux, aux épiceries solidaires ou encore aux crèches parentales.
Parmi ces initiatives solidaires, « C’est qui le patron ?! la marque du consommateur » constitue un exemple concret de modes de régulation de l’offre et de la demande alternatifs.
Au départ, la crise du lait
Cette initiative prend sa source dans la crise du marché laitier où des oligopoles achètent la matière première à un prix ne permettant pas toujours de couvrir les coûts de production ; une situation qui pousse à un élevage industriel peu en phase avec les exigences des consommateurs en matière de qualité des produits.
Pour assurer une rémunération satisfaisante aux agriculteurs et offrir un produit de qualité aux acheteurs, l’association de consommateurs antigaspillage « Gueules cassées » a lancé, avec l’aide de Laurent Pasquier à l’origine du site Mesgoûts.fr, un projet participatif innovant.
L’idée est la suivante : le consommateur décide du prix et des conditions de production des biens qu’il achète, tandis que les producteurs s’associent collectivement pour répondre à un cahier des charges précis et contraignant, mais qui leur permet de bénéficier d’un prix plus élevé que celui du marché. Concrètement, ce jeu gagnant/gagnant – que l’on retrouve aussi dans le commerce équitable – passe par la création d’une instance de médiation (la marque de consommateurs) qui se charge à la fois de récolter les attentes des consom’acteurs, de faciliter l’organisation collective des agriculteurs et de trouver un distributeur (en l’occurrence Carrefour).
Pour connaître l’avis des consommateurs, la marque a utilisé un site Internet dédié qui permet grâce à un questionnaire de définir le produit souhaité tout en ayant connaissance du coût engendré par ce souhait. Prenons un exemple : pour un prix de base établi à 0,69 euros, le prix passe à 0,78 si le consommateur coche la case « rémunération permettant au producteur de se faire remplacer pour partir en vacances » et grimpe à 0,99 si l’on souhaite un produit garanti sans OGM avec des vaches passant plus de trois mois dans les près, nourries avec du fourrage local, etc. Ce prix de 0,99 euros n’est donc pas fixé par les mystères de « la main invisible », mais résulte d’un dispositif institutionnel recueillant les attentes des citoyens.
Défini de manière participative, ce prix, bien que plus élevé, est compris et donc accepté par les consommateurs. Il permet d’autre part aux producteurs d’obtenir une rémunération autour de 39 centimes de litre alors que l’accord signé de haute lutte cet été avec l’industriel Lactalis proposait un prix de 27,5 centimes en moyenne sur 2016.
Associer les différents acteurs
Si cette marque est novatrice par son dispositif, elle s’inscrit dans la même volonté d’associer producteurs et consommateurs en vue d’obtenir un avantage mutuel supérieur à ce qu’offre les arbitrages de marché, que l’on retrouve dans les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP).
Pour un développement durable qui satisfasse la planète, les offreurs et les demandeurs, le meilleur facteur d’allocation des ressources n’est donc pas l’ajustement dépersonnalisé de marché, mais la création d’une médiation favorisant une information et une prise de décision collective. Pour le dire autrement, les valeurs d’un produit ne se mesurent pas uniquement par la rentabilité économique, mais par les attentes sociétales des acteurs.
Mais comment connaître et concilier ces attentes très diverses ?
La marque du consommateur offre une première réponse avec la mise en place d’un dispositif technique (le site internet) permettant de recueillir les informations sur les caractéristiques (économiques, écologiques et sociales) de la demande. Puis vient l’organisation sous forme de coopérative de petits producteurs répondant au cahier des charges résultant du dispositif technique. Enfin, la distribution du produit comporte un emballage qui informe les consommateurs de la démarche.Cette façon de procéder n’est pas très éloignée des études de marché classiques proposées par le marketing. Elle s’en distingue toutefois par deux aspects.
Il s’agit, premièrement, d’une initiative de la société civile qui vise moins l’intérêt individuel que le bien-être général. Soulignons ensuite que les porteurs de ce projet envisagent de se regrouper en une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Or une telle structure permet d’associer à la décision consommateurs et producteurs, offrant ainsi la possibilité de compléter le dispositif technique d’expression de la demande par une délibération interne (à la marque consommateur) ; une démocratisation du système est ainsi possible.
Passer du libéralisme au délibéralisme
Pour l’instant, cette initiative salutaire est l’œuvre d’un collectif qui a fixé seul le prix de départ. Il est désormais souhaitable, dans une perspective de démocratisation de l’économie, d’aller plus loin en établissant un processus délibératif (et non plus seulement agrégatif) en amont (débat sur l’élaboration des questions et des barèmes tarifaires) et en aval (discussions contradictoires sur le choix des régions testes, des distributeurs…).
Une telle démarche délibérative n’est pas seulement un plus démocratique ; c'est un garde-fou nécessaire. En effet, en organisant un débat contradictoire – notamment sur le prix, les conditions de production, la qualité, les contraintes de distribution – la délibération participe à l’information et à la prise de conscience des enjeux ; elle permet ainsi de continuer à discuter des valeurs du projet et de les garder en ligne de mire. Elle seule peut permettre de lutter durablement contre la récupération et le dévoiement toujours possible du projet, comme l’a illustré par le passé la grande distribution en abaissant les standards du bio et du commerce équitable.
Sur le plan théorique, cette initiative solidaire est un exemple concret de l’innovation économique portée par la société civile. Même dans une société globalisée, dominée par les arbitrages financiers, les citoyens peuvent avoir une influence sur l’économie.
Car cette dernière n’échappe pas à la volonté des acteurs : il s’agit d’un système de rapports sociaux où se confrontent des acteurs divers ayant des intérêts individuels et ou collectifs divergents. Et la meilleure façon de concilier ces antagonismes n’est pas de les nier par un régime de justification libéral qui laisse les forces oligopolistiques du marché dicter leurs lois aux dépens de l’intérêt général.
Or en démocratie, l’intérêt général est déterminé par la délibération collective, c’est-à-dire par la confrontation égalitaire, dans l’espace public, d’opinions différentes conduisant à l’adoption d’une norme commune qui peut, à tout moment, être remise en cause. Cette délibération démocratique, bien que minoritaire, existe dans l’économie contemporaine à travers certaines initiatives solidaires qui créent des « espaces publics de proximités » favorables à une régulation citoyenne, à l’image des régies de quartiers, accorderies ou tiers lieux.
Et il s’agit pour nous, chercheurs, de théoriser à partir de ces expériences concrètes un nouveau paradigme économique, pour penser l’économie comme une science sociale inscrite dans la société démocratique et non plus comme une science formelle régissant une sphère autonome échappant à la régulation politique. En d’autres mots, sortir du libéralisme pour entrer dans le délibéralisme.