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 l'enfance serait la période de la vie où l’on croit au Père Noël ? Et alors ?

Nous avons été enfants avant que d’être hommes

  • webalice
  • Jeudi 31/01/2013
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Un ami de longue date anime un café philo à Fontainebleau, voici le compte rendu de leur derniére séance, interessant , isn'it ?

Le thème de cette séance trouve ses origines dans un propos insistant de Descartes :
Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque im-possible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage en-tier de notre raison dès le point de notre naissance et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle. Descartes, Discours de la méthode
1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute au-tant qu’il se peut.
Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tan-tôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en déli-vrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude. Descartes, Principes de la philosophie, I
Que peut donc bien signifier « être enfant » ?
Si nous suivons Descartes, cela signifie « ne pas avoir le plein usage de sa raison », ce qui entraîne une double soumission : à la fois à nos « appétits » et à la puissance de notre imagination, et aux au-tres1. L'enfant, si l’on suit cette analyse, apprend à un âge où son intelligence et son esprit critique sont limités et livrés au pouvoir des adultes. De là, il hérite d’eux des préjugés, des intolérances et des vices auxquels il n’a pas les moyens de résister. Nous ne naissons donc pas hommes, nous le devenons. Ceci implique une éducation, qui nous débarrassera tant de la nature (avec ce qu’elle peut contenir de pul-sions et d’instincts primaires non contrôlés) que des idées toutes faites. Le bon usage de la raison – c’est l’essentiel du cartésianisme – requiert une méthode. Elle a un mode d’emploi qu’il nous faut
1 J’ajoute avec le très cartésien Sartre que cela signifie aussi être tombé au beau milieu d’un récit qui était commencé avant notre naissance, récit dans lequel une place nous était par avance et de force assignée.
acquérir. Très paradoxalement, cette éducation consisterait ainsi à apprendre à se débarrasser de tout
ce qui nous a été transmis. Devenir homme, c’est apprendre à douter. Car, a contrario, être homme,
c’est penser par soi-même, être libéré de tous préjugés, être maître de soi et de ses jugements.
Conformément à cette vision cartésienne, c’est le rôle de la philosophie – notamment dans nos classes
de lycée – que de nous débarrasser de tout ce qu’on nous a appris.
Il est cependant permis de voir le problème tout autrement. Écoutons notre langage : c’est peu dire
qu’il est chargé de… préjugés sur l’enfance. Ne serions-nous pas plutôt prisonniers de notre propre
imagination sur elle, donc sur nous-mêmes, nous les réputés « adultes » ?
« Ne fais pas l’enfant », « cesse tes enfantillages »… Infantile. Puéril. Tout nous renvoie sans cesse
à des images de frivolité, superficialité, futilité. « Ne fais pas l’enfant » veut dire : pas de caprice, vois
donc (enfin) les choses telles qu’elles sont. L’enfant, en ce sens, c’est l’être incapable de démêler le
réel et le fictif, le réel et le désiré. L’enfant, au même titre que l’aliéné, est dans cette représentation cet
être inférieur ou handicapé qu’il faut surveiller, corriger et prendre en charge. Incapable qu’il est de
juger, il nous appartient de décider à sa place. C’est légitimement que nous nous accorderons alors tout
pouvoir sur lui. Pire encore peut-être : « c’est enfantin » veut dire que c’est facile, à la portée de n'importe
qui, donc sans intérêt ni valeur.
Nous postulons et préjugeons ainsi d’une supériorité naturelle de « l’adulte ». Nous postulons que
l’avancée en âge et l’acquisition d’une expérience signifieraient nécessairement un progrès.
Or nous sommes en droit de renverser ce regard sur l’enfance : elle pourrait bien être tout au
contraire non pas ce qu’il faut dépasser mais ce qu’il faut retrouver. Le propos de Picasso a été rappelé
au cours de la séance : « j’ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant ». S’il est vrai que
l’enfance est synonyme de naïveté, il faut se souvenir de ce que naïf veut justement dire neuf, sans
préjugé, spontané. Capable d’étonnement. Voilà non pas ce que l’on gagne mais ce que l’on perd en
devenant « homme » ou « adulte ». Faut-il rappeler aussi que, comme le dit Aristote, c’est de cet étonnement
qu’est née la philosophie ?
Comment échapper à ce dilemme ?
La toute première chose qui a été constatée pendant la séance, c’est que nos fantômes, nos rêves,
nos cauchemars, aussi torturés, simplistes et manichéens que le dessin exposé en tête de ce document,
nous habitent à tout jamais. La discontinuité entre l’enfance et la maturité n’est qu’un mythe. Les rites
d’initiation – ils concernaient pour l’essentiel l’entrée dans une maturité sexuelle mais la question n’a
pas pu être abordée pendant la séance – ont du reste été abandonnés dans nos sociétés. Nous ne
croyons plus guère en effet aujourd'hui dans l’existence d’un « passage » vers le plein épanouissement
et la pleine possession de soi-même. Le moindre ébranlement, le moindre événement venant briser le
cours quotidien des choses, suffit à montrer à quel point nous sommes et restons des êtres d’émotion,
sous la mince et dérisoire couche de vernis appliquée sur elle par la « raison ».
Notons ici que tous les acquis récents des neurosciences vont dans la même direction, et affirment
l’extrême plasticité de notre cerveau. Son histoire réelle n’est nullement linéaire, c’est celle de va-etvient
constants et peu de choses y sont finalement irréversibles.
Nous avons donc tranché la question : l’enfance n’est pas une étape, c’est tout au plus un état.
La réalité, c’est que notre vie entière, du début à la fin, est scandée par le conflit permanent d’un
couple permanent : le principe de plaisir et le principe de réalité. Alternativement, ou bien de façon
aussi cyclique et répétitive que dans la fable de La Fontaine qui les incarne dans les personnages de la
cigale et de la fourmi, l’un prend le dessus sur l’autre. Ceci vaut à tous les « âges de la vie ».
De là l’invention au cours de la séance d’un heureux néologisme : parlons plutôt d’« enfantitude ».
Il y a en résumé un paradoxe de l’éducation, qui est d’abord celui de la liberté elle-même. Il faut
brimer la spontanéité pour rendre libre… Car il n’existe de liberté que par la contrainte – ce qui, n’en
déplaise à Picasso, est une vérité première et fondamentale en art aussi. Périlleux équilibrisme.
Mais, en dernière instance, les deux problèmes les plus profonds sont sans doute encore ailleurs.
L’enfance serait la période de la vie où l’on croit au Père Noël ?
Et alors ?