Un article de mon ami Jacques Croizer vieux philosophe que j'aime bien (l'ami et l'article)
Dernier ouvrage paru : De quoi dieu est-il le nom ?, L’Harmattan, juillet 2016
Depuis un demi-siècle, les néolibéraux et les puissances d’argent occidentales tentent de transformer la planète en un immense marché obéissant uniquement à ses lois propres. Détenteurs des vrais pouvoirs de décision, ils n’ont pas cessé de nous faire avancer à marche forcée dans cette direction. Ils prennent sans doute au sérieux la saillie ironique de Voltaire : « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion » et imaginent que le règne universel de l’argent aplanira les différends et apaisera tous les conflits et toutes les tensions. Dans les faits, nous ne connaissons que trop les conséquences pour nous, ici, de leurs dogmes et de leurs errements, à savoir les crises financières et économiques successives qui nous ont placés au bord du gouffre.
Dans le même temps, ces puissances dirigeantes se heurtent à des résistances d’une rare violence, dont elles peinent à comprendre les ressorts sociaux, politiques et les véritables mobiles. À leur grande surprise et à leur corps défendant, elles se trouvent même impliquées dans d’âpres querelles d’ordre théologique. Les querelles théologiques s’expriment dans un langage généralement hermétique et abscons, en apparence coupé de la vie réelle. Elles sont pourtant loin de ne concerner que le sexe des anges : il est en effet naïf de croire que la question de la transcendance de dieu, notamment, ne relève que de spéculations abstraites, aussi vaines qu’oiseuses. La question de sa représentation a provoqué de sanglants attentats, et suscite des réactions de masse épidermiques et spontanées un peu partout dans le monde musulman . Ceci suffit à signaler que nous sommes en présence d’enjeux majeurs.
Les deux phénomènes dont nous venons de parler n’ont certes aucun lien direct. Mais l’impasse dans laquelle les uns se sont visiblement enfermés alimente le sentiment de puissance des autres, en un cercle que nous avons peine à briser. Car ce sont deux logiques rivales qui s’affrontent. Comment échapper à l’une et à l’autre ? Tel est le problème qui se pose aujourd'hui à nous.
Transcendance de dieu et rapports de pouvoir
La question de la représentation de dieu est aussi ancienne que le monothéisme. Celui-ci a fait une première et brève apparition en Egypte ancienne, avec ce pharaon étrange et atypique qu’aura été Akhenaton, qui entreprendra de fermer les temples des anciens dieux et la destruction de leurs images et de leurs statues . Le cheminement du monothéisme au-delà de ce personnage singulier nous est presque entièrement inconnu. On sait seulement qu’il réapparaîtra des siècles plus tard dans le judaïsme. Celui-ci manifestera une rigueur particulière dans l’interdiction de représenter dieu, puisqu’ici il est même interdit de prononcer son nom – en vain du moins – acte considéré comme un blasphème et passible de la peine de mort. L’ensemble des traditions juives et la loi mosaïque tout d’abord, interdisent toute représentation de dieu parce que, dit-on, elle serait une incitation à l’idolâtrie. Cette explication ne suffit pas : un interdit aussi impérieux demande une enquête plus approfondie. Le sens originel de la prédication de Mahomet, dont on connaît la dette et l’influence du judaïsme sur sa propre pensée, est très semblable : il s’agissait en premier lieu pour lui de débarrasser la péninsule arabique des cultes idolâtres préislamiques. À la suite des juifs, il interdit donc toute représentation figurée de dieu. Le christianisme a dans l’ensemble une attitude plus permissive en ce domaine. Il a toutefois connu au moins une longue et violente crise à ce sujet, la crise iconoclaste qui a frappé l’Empire byzantin pendant près d’un siècle et demi . L’interdiction du culte des icônes, la destruction systématique de ces dernières par les empereurs et l’affrontement entre les iconoclastes (les « briseurs d’images ») et les iconodoules (les « serviteurs des images ») se sont accompagnés de sanglantes persécutions. À la Renaissance, certains protestants appelleront également à la destruction des images .
On peut tenter une explication politique simple de ces interdictions. Ainsi Akhenaton entendait-il vraisemblablement se libérer de la pesante tutelle d’un clergé tout-puissant. Pour ce faire, il lui fallait briser la très forte emprise que ce clergé exerçait sur les esprits. Loin de se borner au rôle d’auxiliaires dociles du seul authentique représentant des dieux sur terre (le pharaon), et étant à la tête d’une vraie puissance économique, les membres de ce clergé s’accordaient un droit de regard sur tout. Or le culte des images, dont ils étaient les gardiens, était leur meilleur moyen d’influence et d’injonction sur des foules simples et manipulables. De même, on peut soupçonner que les empereurs byzantins qui, pendant notre haut moyen-âge, se sont lancés dans une chasse aux icônes et à leurs supposés adorateurs, privaient ainsi les monastères d’une grande partie de leur puissance et de leur influence. Bien d’autres facteurs peuvent y être associés et fournir ensemble une explication à base de rivalités et de conflits d’intérêt ponctuels . Quoi qu'il en soit, peut-on supposer quelque chose de semblable à l’origine des attitudes juive et musulmane ? Même si, avant la conquête babylonienne, la destruction du royaume de Juda et l’exil, « l’une des fonctions essentielles d’un roi était d’être l’unique médiateur entre la divinité tutélaire et le peuple », il y a de solides raisons de douter que, pour les juifs, le tabou des images prenne ses origines dans un conflit comme ceux mentionnés plus haut – cette réserve valant a fortiori dans le cas de l’islam. Il faut donc chercher ailleurs les racines du phénomène. Dans les deux cas cités – et dans celui du protestantisme – la question des images et donc de la transcendance de dieu a joué un rôle circonstanciel dans des rapports de pouvoir rudes mais circonscrits, pendant une période donnée et pas au-delà. Mais c’est un rôle constant et bien plus profond qu’elle joue dans les sociétés concernées, y compris bien sûr lorsque cette question est tranchée et que sa réponse ne fait plus débat en leur sein. Car ce qui est en jeu ici, de façon non conjoncturelle, ce sont les règles et les contraintes imposées aux trois circulations discernées par Lévi-Strauss : celle des biens matériels (utilitaires et de prestige), des femmes, ainsi que des idées et des croyances. C’est ce que nous voudrions développer dans les lignes qui suivent.
Les règles de la circulation des biens et des femmes : voilà en dernière instance ce qui est en jeu. Or, à partir d’une base commune, les monothéismes – ces formes si particulières de la religiosité – divergent ici les uns des autres. C’est précisément cela que montrent leurs façons de concevoir leur divinité. Que faut-il en effet entendre par dieu ?
Il est impossible de rentrer ici dans les longues disputes médiévales sur la question de l’univocité - équivocité de l’être : si beaucoup de philosophes et théologiens soutiennent alors, à l’instar du juif Maïmonide, qu’entre dieu et nous, il n’existe aucune similitude, et qu’aucun des termes que nous avons fabriqués à notre usage ne peut lui être appliqué, d’autres, comme le très catholique Thomas d’Aquin, maintiennent, eux, qu’il existe entre ses propriétés et les nôtres un rapport d’analogie. Ainsi par exemple la bonté d’un homme et celle de dieu restent-elles alors à quelques égards comparables, même si ce qui est fini chez le premier est infini chez le second. Ainsi, le dieu de certains monothéismes mais pas des autres est radicalement transcendant, extérieur et supérieur à l’ensemble formé par ses créatures. Locuteur, Verbe ou source de tout verbe, tout ce qui existe est en quelque manière un message qui en provient, ou l’expression de sa volonté. Dans cette mesure, il est lui-même inexprimable, en retrait, et ne peut jamais se dévoiler tel qu’en lui-même. Pour paraphraser le vocabulaire de certains philosophes de l’époque contemporaine, mystère ontologique premier et suprême, il est « ce qui se voile dans tout dévoilement » .
Une chose est toutefois avérée et consensuelle à leurs yeux : il constitue à la fois le point d’origine, le but ultime et le point de suture, où toutes choses viennent se rassembler. L’ensemble des monothéismes doivent ainsi pouvoir se reconnaître dans la sentence d’Héraclite, selon laquelle dieu, c’est la coïncidence des contraires : « Dieu est le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la guerre et la paix, la plénitude et la faim. Toutes les oppositions sont renfermées en lui, il prend des formes variées, comme le feu qui, quand il se mêle à des fumées, reçoit un nom conforme au goût de chacun » .
Depuis cette position transcendante, il unit donc, il rassemble et c’est ainsi qu’il donne leurs règles aux trois circulations mentionnées plus haut. De là-haut, il valide et garantit les alliances, les serments d’allégeance d’un vassal à son suzerain ou d’une tribu à une autre, et, d’une façon générale, toutes les hiérarchies. Aux yeux de ceux qui l’arrachent ainsi au monde, c’est grâce à cette position qu’il rend possible la vie sociale dans son ensemble – une vie sociale stable et pérenne, dans laquelle chacun respecte la position qui lui a été attribuée – notamment la position soumise qu’on attend de lui. Quelles que soient les différences de sensibilité entre les courants de pensée à l’intérieur de ces religions, le judaïsme et – beaucoup plus encore – l’islam s’en tiennent à cette vision des choses. Mais le christianisme occidental, pour sa part, est né d’une approche entièrement différente : selon lui, dieu a envoyé parmi nous et incarné son fils, et le corps sacré de ce dernier peut et doit être partagé rituellement par la communauté des fidèles lors de la célébration de l’office religieux. Cette voie très particulière se manifeste par plusieurs signes, et son choix a des conséquences majeures.
Le cas de l’Occident
Une façon de voir comme celle que nous avons sommairement résumée, procédant d’une rupture ontologique radicale, a tout d’abord pour effet qu’ici, il n’existe aucun moyen de se rapprocher de dieu, aucune pratique qui puisse combler le fossé abyssal entre lui et nous. Telles sont en effet, dans certaines cultures religieuses, les pratiques ascétiques. Très présentes notamment en Extrême-Orient, ces pratiques visent à nous unir à dieu en coupant les liens qui nous attachent au monde terrestre comme ceux qui rivent l’âme au corps. Tout à fait étrangères au judaïsme, ces pratiques ascétiques ne sont présentes dans l’islam que sous une forme limitée, encadrée et investie d’une signification propre : l’ascèse rituelle qui est un des piliers de cette foi n’est nullement destinée à créer un point de passage du croyant vers son créateur, mais au contraire à marquer symboliquement et avec régularité son entière soumission à une autorité qui le dépasse.
Précisément, le christianisme, lui, a emprunté aux religions de l’Orient lointain ces pratiques ascétiques, et, très tôt, il en a même fait son idéal et son modèle de vie. Or il n’est nullement exagéré d’attribuer à ces pratiques ascétiques chrétiennes et à leur transformation au fil du temps un rôle éminent dans l’Histoire de l’Occident – ainsi que dans le creusement d’un fossé d’incompréhension croissant entre lui et d’autres – le monde musulman en particulier.
Max Weber puis E. Troeltsch notamment ont étudié et montré le renversement, à l’entrée des temps modernes, de l’ascèse monastique en ascèse intramondaine, dans certaines parties de la chrétienté au moins – ainsi que les liens (« l’affinité élective ») qui existe entre ce renversement et le développement du capitalisme . Soudain, pour Calvin comme pour tous ceux qui adopteront le tout nouveau credo, ce ne sera plus le retrait loin du « monde » mais au contraire l’activisme économique et productiviste fébrile qui deviendra alors l’impératif suprême et la voie du Salut. Servir dieu, c’est mettre en valeur sa création, avec rigueur et sens de l’épargne. Inversement, la réussite de nos entreprises y est devenue le signe de ce que nous faisons partie des élus – pendant que la pauvreté, elle, devenait le signe d’une faute morale et d’une damnation annoncée . Comme le déclare Ayn Rand, égérie du mouvement libertarien, « l’argent est le baromètre des valeurs d’une société ». L’égoïsme est dès lors érigé au rang de vertu suprême. C’est ainsi qu’en ordre dispersé, la chrétienté occidentale a connu un lent processus de laïcisation, en même temps qu’elle voyait se mettre en place un système économique singulier, jusqu’à ce que, de nos jours, ne règne plus vraiment sur cette partie du monde qu’un seul et unique être transcendant – ou plus exactement auto-transcendant. Tout se passe en effet comme si le dieu chrétien avait achevé son incarnation et intégration à « ce monde »…
Car, à bien y regarder, sur l’Occident contemporain plane en réalité aussi un être transcendant ou auto-transcendant qui, à sa façon, réalise une forme de coïncidence des contraires : il s’agit de l’argent, qui est devenu l’ et l’ de toute la vie occidentale, conjointement avec la « main invisible » qui en est l’instrument ou le maître d’œuvre, qui déploie sa Loi suprême au-dessus de la vie économique et bien au-delà, et qu’on appelle le « marché ».
Le libéralisme pose en effet en fondement ultime du système que ce dernier possède par nature le pouvoir d’auto-transcendance et d’autorégulation spontanée. La suture à l’intérieur du monde dans lequel nous sommes, sera accomplie non pas par un intervenant extérieur, dieu ou encore l’Etat, mais par ce que le système va hypostasier comme une réalité en soi : le dit marché. « Le marché dit que… » est chez nous aujourd'hui le pendant de la loi mosaïque reçue sur le Sinaï, au milieu des flammes d’un buisson ardent. Pour les libéraux, son autorité est en tout cas sans contestation possible.
Rappelons ses principales caractéristiques.
Le marché dans sa conception libérale, souverain suprême et maître de toutes choses, possèderait le pouvoir éminent de s’autoréguler lui-même, et ceci pour le plus grand bien de tous. Il fixe en effet une norme générale de comportement. Celle-ci consiste comme nous venons de le voir à tenter de se distinguer en gagnant le plus d’argent possible. Chacun cherche et ne doit en aucun cas chercher autre chose que son intérêt financier individuel. Toute fin collective que nous nous fixerions ensemble représente une menace, tant pour la liberté de chacun que pour le bon fonctionnement du système. Hayek, grand doctrinaire du libéralisme ainsi que les plus purs partisans de ce système, les libertariens, voient une tentation totalitaire derrière toute norme de justice qu’on voudrait adjoindre aux règles immanentes du marché, ainsi que dans toute entrave à la marchandisation, même de nos organes.
Comme l’a remarquablement bien expliqué J.-P. Dupuy , dans l’imaginaire inoculé et imposé jour après jour par les relais des classes dominantes et des bénéficiaires du système, les prix du marché représentent bel et bien une sorte de vérité « transcendante » par rapport aux individus. Tout se passe comme s’ils leur préexistaient, comme s’ils étaient gravés d’avance quelque part dans le Ciel et seulement découverts par les acteurs du marché au moment où ils s’y présentent. Il s’agit bien sûr d’une erreur grossière et même, dit Dupuy, de la contradiction logique fondamentale du système : on y fait comme si nous étions soumis à une Loi objective, indépendante de nos actes, paroles et volontés, alors que le « marché » n’en est évidemment que l’expression. Pire encore : il va dès lors fonctionner aux prophéties auto-réalisatrices, qui induisent les comportements les plus erratiques. Tout le monde sait bien aujourd'hui que c’est le symptôme le plus criant de la pathologie inhérente au système.
Comment l’argent a-t-il pu acquérir un tel statut ?
Il y a un siècle, G. Simmel a presque tout dit à ce propos . Par nature, l’argent, dit-il, « exprime la relativité des choses et sert de pôle stable face à leur agitation ». C’est ainsi qu’au terme d’un processus qui s’est étalé entre la Renaissance, la Réforme et notre époque, l’argent a de facto pris la place de dieu, en qualité de « coïncidence des contraires ». L’essence même de dieu, explique Simmel, c’est d’unir sous lui toutes les diversités et contradictions du monde. Tout ce qui est étranger et inconciliable s’unifie sous lui et s’y compense, ce qui engendre paix, sentiment de sécurité ainsi qu’une richesse affective liée au sentiment de sa présence. La même chose vaut maintenant pour l’argent : il est le centre où les choses les plus opposées entrent en contact et peuvent être indifféremment échangées ou interchangées. Dès sa création en tant que monnaie fiduciaire, il avait donc d’emblée les propriétés nécessaires pour remplacer à terme tous les dieux, dans certaines parties du monde au moins .
On sait bien par ailleurs, notamment depuis Marx, comment, de moyen, il est devenu fin, le capitalisme ayant substitué au cycle économique classique, où l’argent n’est qu’un médiateur, destiné à fluidifier et faciliter les échanges : M – A – M (marchandise – argent – marchandise) un cycle étrange, où l’argent est au principe du cycle et où son accumulation illimitée est le but ultime de toute l’activité de production et d’échange : A – M – A, jusqu’à ce que, dans les dernières décennies, les financiers néolibéraux ne tentent frénétiquement de produire de l’argent avec de simples opérations de manipulations d’argent, dans un cycle mis en court-circuit : A – [M] – A, avec les conséquences proprement désastreuses (les crises financières à répétition) que l’on sait… L’argent est ainsi devenu l’ultime et unique causa sui, cause de sa propre existence – ce qui est la définition traditionnelle de dieu…
Le résultat de tout ceci est que, là où toutes les sociétés s’efforcent de minimiser les forces centrifuges qui menacent de distendre et détruire les liens sociaux – et la société concernée dans son ensemble – le libéralisme régnant s’efforce de creuser les écarts de richesse, donc de libérer ces forces de toute entrave, elles et leurs effets bénéfiques présumés .
Quelle alternative ?
Cette bifurcation entre des itinéraires ou des logiques si différentes en profondeur explique plusieurs choses à la fois. Car, comme d’autres parties du monde, jamais le monde islamique n’a adopté cette logique si particulière ni ne peut même la comprendre.
(1) Elle explique donc l’incompréhension foncière qui règne, bien au-delà des questions de mœurs qui semblent au centre de l’affrontement entre Islam et Occident. Pas plus que le Judaïsme, l’Islam n’a rien contre l’argent, mais il reste ici strictement subordonné à des impératifs et à une loi supérieurs. De même que la politique n’y est pas séparable du religieux, l’économie islamique n’est pas ou pas entièrement laïcisée et reste soumise, non à ses lois propres, mais à des prescriptions religieuses. D’où la conservation par elle et par la finance islamique en particulier du principe classique jadis énoncé par Aristote, puis par le Coran qui prohibe le prêt à intérêt, nerf moteur de toute l’économie capitaliste .
On pourrait donc dire que ceux qui aujourd'hui financent, arment et manipulent les groupes djihadistes retournent la puissance de l’argent contre ses adorateurs… Certes, le mode de fonctionnement de cette partie du monde est, comme partout ailleurs, adaptable, historique et variable. Mais, comme ces quelques lignes ont tenté de le faire apparaître, il existe bien une différence de structure entre lui et celui qui prévaut ici depuis l’entrée dans les temps modernes. Islamiser la planète, ce qui est le projet ouvert des uns, à peine dissimulé des autres, cela signifie lui appliquer la loi islamique. Celle-ci ne porte pas uniquement sur des questions de mœurs privées, mais aussi sur la vie économique.
(2) Nous venons de le voir et il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que le libéralisme délite le lien social et peine à empêcher les véritables conséquences des forces centrifuges qu’il provoque intentionnellement en créant des écarts de richesse exponentiels. La mission que se donnent les islamistes est précisément et à l’inverse de retisser des liens sociaux, sur une base ancienne et traditionnaliste. Depuis environ un demi-siècle, le néolibéralisme, disions-nous, a tenté de transformer la planète en un immense marché uniquement soumis à ses lois propres ? Le constat est désormais clair : cette tentative est un échec.
Pour faire simple : après un demi-siècle d’errements, l’Occident ne sait désormais plus où il va. Les puissances islamiques, si. Elles s’efforcent tout bonnement de s’engouffrer dans la brèche ouverte par ces errements. Cette analyse rejoint en cela le diagnostic de l’écrivain palestinien en exil Hassan Khader : « Certes, la dictature et l’absence de perspectives politiques ont contribué aux blocages des sociétés arabes. Mais cela est secondaire par rapport à ce soudain sentiment de puissance né de la richesse pétrolière, qui s’est traduit par un grand projet d’islamisation », qui est manifestement celui des principales monarchies du Golfe . Elles n’ont au fond rien de mieux à proposer qu’un vaste mouvement de retour en arrière, mais elles sont toutefois bien conscientes de venir remplir un vide… En ce sens, l’effondrement du bloc communiste et l’échec du nationalisme laïc dans le monde arabe ne sont les causes de ce qui arrive aujourd'hui que parce qu’ils ont libéré la place pour les deux logiques extrêmes et opposées qui s’affrontent actuellement et qui nous prennent en tenaille : la logique ultralibérale et la logique islamique.
(3) Malgré les voix chagrines qui pullulent et prospèrent aujourd'hui à droite et à l’extrême-droite, la vitalité et la créativité de l’Occident sont intactes et sa capacité d’innovation et d’entraînement, notamment dans tous les grands domaines technologiques, est toujours majeure et sans équivalent dans le monde. Que lui manque-t-il donc ? Affaibli et abêti par le règne du dogme néolibéral, il lui manque de savoir où il faut aller. La conclusion de cette analyse est dès lors claire : nous ne nous débarrasserons des difficultés qui nous accablent aujourd'hui qu’en les prenant à la racine, et nous ne sortirons de la situation que nous connaissons qu’en changeant nous-mêmes de logique. « Œuvre d’ignorant que d’accuser les autres de ses propres maux » : c’est le premier enseignement de la philosophie.