La fabrique du « masculin »
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, le 31 décembre 2012Nous publions ci-dessous un article déjà paru dans le n° 4 de Médiacritique(s), que les heureux abonnés de notre magazine trimestriel avaient pu découvrir en exclusivité dès cet été. Pour ne rien manquer de nos analyses, et les lire plus confortablement, un bon conseil : s’abonner ici-même. (Acrimed)
À intervalle régulier, quelques observateurs pressés des médias pronostiquent l’émergence d’une « nouvelle presse masculine », rompant avec l’imaginaire machiste qui préside de longue date aux choix éditoriaux des magazines prétendant s’adresser aux hommes, satisfaire leurs aspirations spécifiques et répondre aux questions qu’ils se posent. Qu’en est-il, si l’on prend la peine de consulter et de lire attentivement les titres qui composent cette presse ?
Disons-le d’emblée : à y regarder de près, la prophétie paraît bien illusoire. Loin d’une contestation de la définition traditionnelle du « masculin », c’est-à-dire des prérogatives qui sont spécifiquement attribuées aux hommes, mais surtout de ce qu’on attend d’eux pour qu’ils soient « à la hauteur » et apparaissent comme de « vrais hommes », l’évolution de la presse masculine traduit bien davantage une recomposition des normes corporelles et comportementales auxquelles les hommes sont enjoints de se plier pour rester des hommes « véritables ».
Presse masculine, miroir inversé de la presse féminine ?
Cette inertie dans le changement apparaît avec d’autant plus de clarté quand on compare la presse masculine à ce que l’on a pu écrire récemment à propos de la presse féminine, et notamment du magazine Elle [1]. Non seulement le taux d’encarts publicitaires qui envahissent le contenu de ces magazines est équivalent, mais surtout, la presse destinée aux hommes se construit en quasi-miroir par rapport aux thèmes privilégiés par la presse s’adressant aux femmes, qui bénéficie d’une plus grande ancienneté et de tirages plus substantiels.
Les magazines des hommes « véritables », mais « modernes », affirment et imposent la nécessité d’accroître sa masse musculaire ou dispensent des conseils pour « gérer son ex » (un classique du genre). Mais ils se répandent aussi en recommandations en matière de montres, de voitures ou de jeux vidéos, tout en proposant régulièrement et un peu partout (de GQ à FHM) des classements des femmes « les plus sexy du monde ». De son côté, la presse féminine égrène chaque mois ou chaque semaine (selon les titres) les injonctions sur les corps, la sexualité et bien sûr la mode (afin que les femmes parviennent à éviter les fameux « fashion faux pas »), mais prend également grand soin de décrire, dans ses péripéties et détails les plus insignifiants la vie des « people ».
Mais surtout, comme on aura plus loin l’occasion d’y insister, ces deux composantes importantes du secteur de la presse magazine adoptent des attitudes distinctes concernant la vision de l’autre sexe. La presse féminine, loin de toute remise en cause radicale de la domination masculine, invite en effet les femmes à transiger avec celle-ci, notamment à travers l’injonction de concilier vie professionnelle et vie familiale (dont on ne trouve aucunement l’équivalent dans la presse masculine).
Quant à la presse masculine, elle paraît hésiter entre le vieux chauvinisme du masculin, qui rend un culte à la puissance physique des hommes et tend à réduire les femmes à leur plastique (c’est-à-dire à un pur et simple objet de désir pour les hommes), et un appel incantatoire à adapter une masculinité modernisée aux aspirations des femmes à l’émancipation. Ainsi, le magazine Men’s Health conseille à ses lecteurs (juin 2012), au titre des « astuces pour réveiller votre vie sexuelle », de « partager les corvées », car « d’une étude à l’autre, il est prouvé qu’elles sont émoustillées par les hommes qui aident ». « Aider » les femmes dans les tâches ménagères, oui ! Mais dans le but de les séduire, voire d’obtenir en retour des faveurs sexuelles…
La femme-objet
Avant même que ne se constitue une véritable catégorie de « presse masculine », disposant d’un affichage commun dans les kiosques, les magazines dits « de charme » ont longtemps constitué un pan essentiel de la presse destinée aux hommes (on pourrait également évoquer la presse automobile). C’est ainsi qu’en 1963 est créé en France le magazine Lui, qui vise alors plus ou moins à reproduire la formule et le succès du magazine états-unien Playboy (qui proposera d’ailleurs une version française à partir des années 1970).
Si le marché de la presse masculine s’est depuis largement diversifié [2], quelques magazines – notamment FHM (For Him Magazine), mais on pourrait ajouter Maximal (qui a néanmoins cessé de paraître en 2011) ou Entrevue – constituent, notamment avec leurs classements régulièrement mis à jour, des versions à peine modernisées de leurs peu glorieux ancêtres. Ce n’est pas céder à des tentations moralisantes et pudibondes que d’interroger les représentations ainsi mises en forme et véhiculées.
Car ce qui est en jeu dans ces magazines, ce n’est rien moins que l’esthétisation – ordinaire et médiocre – de la domination masculine, cette domination dont Pierre Bourdieu résumait ainsi les effets sur les rapports des femmes à leur propre corps, pour peu qu’elles répondent aux attentes [3] : « La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, […] a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient “féminines”, c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. » [4]
Les conseils en séduction masculine reconduisent jusqu’à la caricature la distribution des rôles, comme dans ce numéro de FHM qui, dans la « une » de son numéro 12, annonce « 95D mon amour ! Comment aborder, séduire, faire rêver une fille à gros seins ». Et les photographies illustrant FHM proposent chaque mois leur lot de femmes réduites au rang d’« objets accueillants, attrayants, disponibles ».
Les difficultés économiques rencontrées par cette presse pour hommes pourraient laisser penser qu’il ne s’agit là que d’une sorte de survivance archaïque, qui serait, comme d’autres, vouée à disparaître mécaniquement. Il n’en est rien. On assiste au contraire à une contre-offensive des « hommes véritables » (et véritablement « machos », dont l’industrie pornographique est un efficace amplificateur [5]). Et c’est bien plutôt à une explosion des représentations infériorisantes des femmes que l’on pourrait assister, confortée par l’émergence d’un espace de diffusion numérique qui constitue à la fois pour ces magazines un moyen d’augmenter leur audience mais aussi une source de concurrence accrue.
Tous les magazines pour hommes ne sont pas identiques. Mais la tentation de réduire les femmes à l’état d’objet se retrouve y compris dans des magazines qui, tel L’Optimum, prétendent constituer des magazines masculins « culturels ». Qu’on en juge par la « une » du numéro de juin 2012... même si l’on admet qu’il faudrait la prendre au second degré.
Le corps masculin comme objet de culte médiatique
Mais les magazines masculins ne se contentent pas – comme tant de publicités – d’imposer ces représentations sexistes, exhibant des femmes en position d’infériorité, passives, objets offerts au regard des hommes. De manière souvent beaucoup moins visible, mais donc plus insidieuse, la presse masculine tend à transmettre une image de ce qu’est ou doit être un homme, et contribue par là à construire une vision du « masculin » ajustée à la vision « machiste », même quand elle se veut délicate, du « féminin ».
Cette construction du « masculin », la presse pour hommes ne la produit pas de toutes pièces et par sa seule force propre. Le sociologue états-unien Erving Goffman, parlant de la « ritualisation de la féminité » [6], soulignait que les publicitaires – mais on pourrait en dire autant des rédacteurs de la presse masculine – « ne créent pas les expressions ritualisées qu’ils emploient » mais « exploitent » des représentations préexistantes : « Au plus, ils ne font que conventionnaliser nos conventions, styliser ce qui l’est déjà, faire un usage frivole d’images décontextualisées, bref leur camelote, si l’on peut dire, c’est l’hyper-ritualisation. »
Ainsi, ce n’est qu’en agissant conjointement avec l’industrie de la santé ou du sport – qui opèrent pour leur compte via la publicité, des émissions de télévision ou des articles de presse généraliste – que la presse masculine peut contribuer à imposer des représentations et des normes, notamment corporelles. Et si les femmes sont l’objet d’injonctions permanentes à la minceur, les hommes se voient imposer des modèles physiques réclamant toujours « plus de muscle ! » (pour reprendre la « une » du numéro de mai 2012 de Men’s Health).
On trouve également sur le site du même magazine de précieuses indications, notamment dans un article intitulé : « Boostez votre virilité grâce à la testostérone ». Pourquoi un tel intérêt pour la testostérone, dont Men’s Health se garde bien d’ailleurs de préciser les dangers quand elle est administrée par voie externe ? Parce que cette « hormone mâle secrétée par les testicules, joue un rôle important dans le développement de notre corps et de notre sexualité. Il va donc sans dire qu’il est important, voire primordial, de la garder à un niveau élevé ! » Men’s Health se donne donc pour objectif, charmante attention, d’expliquer « comment faire pour que notre taux de testostérone crève le plafond » !
Il est vrai que le magazine Men’s Health s’est spécialisé, comme l’indique son titre, en occupant le créneau de la forme physique et des conseils en matière de musculature. Mais cette norme corporelle – imposant un souci permanent de soi, ou du moins de son apparence physique – parcourt la plus grande partie des magazines masculins, avec plus ou moins de subtilité. Ainsi du magazine H for Men, qui promettait à la « une » de son numéro d’octobre/novembre 2011 « un automne 100 % musclé », et qui, en juin 2012, annonce en « une » : « Muscu, 3 semaines pour des abdos en béton ».
Il s’agit là d’une transformation récente, dans la mesure où, comme l’écrit Estelle Bardelot, « cette spécialisation autour des sujets ayant trait à l’ego, à la santé ou au bien-être des hommes est récente en France : jusqu’alors, la presse destinée aux hommes s’intéressait avant tout au charme, à l’automobile et à la mode. » [7]
« Bien parler à son patron », ou comment devenir entrepreneur de soi-même
Mais Men’s Health ne s’en tient pas à des conseils pour obtenir un « ventre extra-plat », un « corps tout neuf » ou un « mental d’acier ». On trouve, par exemple, dans le numéro de mai 2012 un alléchant article intitulé : « Comment bien parler à votre patron ? ». L’auteur de l’article y donne notamment quelques judicieux conseils pour « devenir un virtuose de la réunion » et détaille une véritable panoplie du salarié modèle (selon les critères patronaux) : savoir, par exemple, « humilier adversaires et concurrents (les autres ont peut-être besoin qu’on les secoue un peu) », ou maîtriser l’art « de la flatterie dosée et tombant à point (ne pensez surtout pas que ce n’est pas un aspect important du boulot) ». Suivent quelques banalités sur le bon usage du smartphone et des e-mails, ou encore sur le moyen d’être « un bon porteur de mauvaises nouvelles », mais surtout ce dernier conseil :
Au bout du compte, le patron pense que les gars qui l’écoutent le plus sont ceux qui sont aussi les plus expansifs. Donc asseyez-vous et écoutez. […] Vous verrez qu’à la fin [votre patron] sera littéralement comblé de constater à quel point il est marrant et parvient à captiver son auditoire, à fasciner tout en restant lui-même. Et puis, qui sait ? Un jour, peut-être vous glisserez-vous subrepticement dans ce territoire à la limite du boulot et de la vie sociale, véritable aboutissement des rapports cordiaux… Je parle ici de l’amitié. Croyez-moi, c’est là que tout se passe, que tout est bien plus drôle et bien plus rose. Sans parler de l’aspect matériel.
Hommes, ne vous souciez donc pas seulement de votre carrure, car des « abdos en béton » et autres « bras toujours plus forts » ne sauraient suffire. Il faut encore être en mesure de « voir avec les yeux du boss » ! Plus profondément, si un magazine qui se donne pour objectif l’amélioration de la forme physique des hommes, mais surtout l’accroissement de leur musculature, peut tomber dans une légitimation aussi caricaturale du pouvoir patronal, c’est qu’une même version de l’épanouissement individuel les soutient : celle de la performance individualiste répondant aux normes du néolibéralisme, qui prêche la transformation de l’individu en entrepreneur de soi, voué à la maximisation de son potentiel (notamment physique) et à l’extension continue de son « capital humain » [8].
La presse masculine, comme la presse féminine, reste pourtant très hétérogène. Deux raisons viennent accentuer son hétérogénéité. D’abord, contrairement au petit monde que composent les magazines féminins, l’émergence du monde nettement plus réduit de la presse masculine est récente et l’identité de cette presse apparaît donc encore en voie de constitution – même si elle s’appuie sur des tendances anciennes propres aux magazines de charme, de sport, de mode ou automobile (selon les titres).
En second lieu, et plus largement, de la même manière que l’on trouve des orientations différentes dans la presse généraliste (Le Nouvel Obs n’étant, par exemple, pas tout à fait identique au Point), les titres de la presse masculine se distinguent par bien des traits, chacun essayant – pour s’assurer un lectorat spécifique (adolescents vs trentenaires, lecteurs populaires vs lecteurs bourgeois, amateurs de sport vs consommateurs de loisirs « cultivés », etc.) – d’occuper un créneau particulier ou de se ménager une « niche ».
GQ ne saurait ainsi être identifié à FHM, ou Men’s Health à L’Optimum. Mais de même que Le Nouvel Obs et Le Point – pour ne prendre que ces exemples – peuvent, malgré ou dans leurs différences, contribuer ensemble au maintien du statu quo idéologique – leurs oppositions secondaires masquant un consensus sur un certain nombre d’énoncés passant pour d’incontestables postulats, telle l’inévitabilité du capitalisme par exemple –, une solidarité souterraine apparaît entre les magazines masculins.
Chacun d’entre eux tend en effet à accomplir – à sa mesure, c’est-à-dire selon un style qui lui est propre et se trouve consciemment adapté au lectorat visé – une fonction de production du « masculin », soigneusement opposé à tout ce qui pourrait se trouver identifié au « féminin ». Cette entreprise de distinction n’a d’ailleurs nul besoin d’être visée en tant que telle par les rédacteurs de ces magazines, tant se trouvent profondément incorporées les frontières entre « masculin » et « féminin », mais surtout le fait que toute incursion dans le domaine assigné à l’autre sexe constitue une transgression (acceptée si elle est temporaire, mais condamnée si elle prétend à davantage).
Sans une enquête précise auprès de ses lecteurs, il est difficile de décrire et d’analyser les effets spécifiques produits par la presse masculine et d’évaluer la portée, mais aussi les limites, de la contribution que ces magazines apportent au maintien, sous les dehors de la modernité, de la distribution des rôles sociaux entre les hommes et les femmes. Mais il ne fait guère de doute qu’ils y contribuent et révèlent comment se fabrique l’identité masculine entre les marges de manœuvre concédées aux femmes (du fait de plusieurs décennies de luttes féministes) et le statut de supériorité toujours accordé aux hommes.
Annexe : Le petit monde de la presse masculine
Éprouvant régulièrement des difficultés économiques, les magazines qui composent le paysage de la presse dite masculine n’ont pas la même longévité que les « féminins ». Là où Elle et Marie-Claire, pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques, sévissent depuis des lustres (1945 pour le premier, 1937 pour le second), le plus ancien – L’Optimum – a été fondé en 1996 par le groupe Jalou, même s’il se trouve en fait en continuité avec L’Officiel Homme, lancé en 1977. Deux des magazines fondés en 1999 sont parvenus, bon an mal an, à se maintenir : Men’s Health, version française du magazine masculin qui possède le plus d’éditions dans le monde (43 d’après la notice Wikipédia qui lui est consacrée) et FHM (For Him Magazine), également version française d’un magazine qui compte 29 éditions nationales. Plus récemment, ce sont – dans des veines très différentes – les magazines H for men et GQ qui ont été fondés, le premier en 2007 et le second en 2008 (mais celui-ci constitue la version française d’un magazine états-unien lancé en 1957, sous le titre Gentlemen’s Quarterly). De manière générale, les tirages de ces magazines sont faibles, en comparaison avec le reste de la presse magazine et notamment de la presse dite « féminine ». D’après l’OJD, les tirages de L’Optimum et de Men’s Health s’établissaient respectivement pour 2011 à 66 000 et 74 000 (46 000 et 45 000 vendus), tandis que FHM et GQ tiraient à 124 000 et 167 000 (pour 73 000 et 102 000 vendus). Excepté GQ, qui progresse depuis 2009, la presse masculine apparaît en crise : FHM a ainsi vu ses ventes diminuer de moitié entre 2006 et 2011 ; de même pour L’Optimum, qui tirait à plus de 150 000 exemplaires en 2008 (pour 74 000 ventes). À titre de comparaison sur l’année 2011, les magazines Elle, Cosmopolitan et Marie-Claire tiraient respectivement à 515 000, 598 000 et 674 000 exemplaires, pour 411 000, 423 000 et 482 000 ventes.
Notes
[1] Voir le n° 2 de Médiacritique(s), dont le dossier portait sur le sexisme médiatique.
[2] Voir E. Bardelot, « La “nouvelle presse masculine”, ou le renouvellement d’un champ de la presse magazine en France », Réseaux, 2001, n° 105.
[3] Voir M. Chollet, Beauté fatale, Zones, 2012.
[4] P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, 2002 [1998], p. 94.
[5] Voir F. Joignot, Gang Bang : enquête sur la pornographie de démolition, Seuil, 2007.
[6] E. Goffman, « La ritualisation de la féminité », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n° 14.
[7] E. Bardelot, art. cit., p. 164.
[8] P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010.